« Champagne » : yes we Kent !
«Champagne» : yes we Kent !
Début mai, les habitants de Chilham, en Angleterre, plantaient les premiers pieds de vigne d’un projet inédit. La famille Taittinger, basée à Reims, y a investi des millions d’euros pour créer un «vin pétillant très haut de gamme».
Il pleut. Une bruine bien anglaise, pas trop agressive, qui vous touche sans vraiment vous tremper. On convoque quand même imperméables, parapluies et bottes en caoutchouc. Mais pas Pierre-Emmanuel Taittinger. Il pleut et il s’en balance totalement. En costume- cravate et chaussures de ville, il s’enfonce dans la terre meuble et contemple d’un air gourmand les collines délicates du Kent, dans le sud-est de l’Angleterre, qui s’étalent alentours. Avec ses cheveux bousculés par le vent, il a des airs de Chateaubriand.
On est début mai et, pluie ou pas, le Kent est en fête et déroule ses paysages de carte postale. Pommiers en fleurs, jaune des champs de colza, fleurs sauvages et noisetiers le long des chemins de terre, tout est en place, y compris ces jolies maisons d’où pointent des cheminées blanches typiques, anciens fours qui servaient à sécher le houblon avant d’en tirer de la bière. «J’ai commandé des bulles au ciel», lance, dans un sourire triomphant, Pierre-Emmanuel Taittinger, président des champagnes du même nom. Il empoigne une truelle et s’accroupit pour planter gaillardement le premier pied de vigne destiné au futur petit frère anglais du champagne.
«L’odeur de la mer»
Au bord du champ, des caisses en bois bourrées de ceps attendent les planteurs du jour, les voisins, dont beaucoup de vignerons, les amis et les journalistes. A l’automne 2015, les champagnes Taittinger se sont porté acquéreurs de 69 hectares à Stone Stile Farm, près de Chilham, dans le Kent. Les pentes des collines exposées au sud, la composition du sol, riche en craie, très proche de celle de la région de Champagne, ont été jugées idéales. L’investissement initial était d’environ 5,5 millions d’euros, mais il doit être complété «de plusieurs autres millions sur les dix prochaines années».
Le lieu était un immense verger, de pommiers, poiriers et pruniers. Pendant les deux dernières années, il a fallu déraciner, nettoyer, fertiliser, préparer les sols pour se lancer dans cette nouvelle aventure viticole. Jusqu’en janvier, ces champs étaient encore plantés de radis à racines profondes, parfaits pour «casser» la terre, la préparer au mieux. Quelque 3 500 aulnes de Corse, ces aulnes à feuilles en cœur, ont aussi été plantés pour protéger les futures vignes du vent.
L’un des plus grands consultants viticoles du Royaume-Uni, Stephen Skelton, a suivi de près toute la préparation afin de ne rien laisser au hasard pour choisir le lieu et les conditions idéales. Pour commencer, 20 hectares vont être plantés, 100 000 plants au total, du chardonnay, du pinot noir et du pinot meunier, les trois cépages du champagne. D’ici deux ou trois ans, un total de 40 hectares devrait être exploité. Les terres ont été achetées à la famille Gaskain, qui va continuer à exploiter les vergers voisins et qui est partenaire du projet. Le vin ne sera officiellement pas du champagne, mais un «vin pétillant» et, bien évidemment, on ne vise pas moins que du «très haut de gamme». Pierre-Emmanuel Taittinger préfère souvent parler de «vin effervescent», il trouve le mot plus joli.
Ce vin anglo-français portera le nom de Domaine Evremond. Charles de Saint-Evremond (1614-1703) était un poète français, réfugié pendant trente ans à la cour du roi Charles II d’Angleterre. Epicurien, plume acérée, il avait un peu trop critiqué Louis XIV. C’est lui qui fut «le premier ambassadeur du champagne auprès de la cour d’Angleterre». Honneur rare, il est enterré dans l’abbaye de Westminster, dans le coin des poètes.
Il n’y a pas de hasard. Jean Taittinger, maire de Reims pendant vingt ans, ministre de Pompidou, avait «jumelé Reims avec Canterbury, capitale du Kent», rappelle son fils Pierre-Emmanuel. «On ne peut pas construire sans l’histoire et la mémoire, ajoute-t-il. En France, nous n’oublions jamais que nous cultivons des vignes sur des terres gorgées du sang des soldats tombés pendant les guerres. Dans le vin produit ici, il faudra qu’on sente le Kent, ses vergers, son vent, l’odeur de la mer qui est si proche.»
Les premières grappes devraient être récoltées en 2019 ou 2020, la première cuvée sortir en 2023. «L’idée est de s’enraciner dans le temps», explique Damien Le Sueur, directeur chez Taittinger. Impossible à ce jour de décider du nombre de cuvées qui seront produites. Tout dépendra du rendement. «Idéalement, on aura un assemblage avec une forte proportion de chardonnay, accompagné de pinot noir et une toute petite proportion de pinot meunier, pour refléter le style de la maison Taittinger», explique Aurélien Siret, maître vigneron chez Taittinger, qui a franchi la Manche pour venir superviser l’opération.
Système GPS
Ce premier jour de plantation est vraiment une fête. Un bus rouge à impériale, posé en bord de champ, sert du thé dans de jolies tasses fleuries. Sous la tente dressée pour l’occasion, les vignerons locaux proposent une dégustation de leurs vins pétillants. La surface de vignobles a augmenté de 135 % au cours des dix dernières années, mais c’est surtout la qualité des vins anglais qui a évolué spectaculairement, avec une avalanche de prix gagnés au cours des cinq dernières années. «Ce projet est formidable pour le Kent, c’est une vraie reconnaissance», se félicite Julian Barnes Binneden, un voisin et troisième génération de vignerons anglais. Mais, rappelle Pierre-Emmanuel Taittinger, l’idée de produire du vin en Angleterre date d’une vingtaine d’années, «d’une discussion dans un bureau à Reims», avec Patrick McGrath, directeur de Hatch Mansfield, le distributeur de Taittinger au Royaume-Uni, lui aussi partenaire du projet. «C’est avant tout une histoire d’amitié, de famille, quoi de mieux pour célébrer une belle amitié entre la France et le Royaume-Uni que de lever un verre de vin pétillant anglais», s’enthousiasme, dans la langue de Shakespeare, Pierre-Emmanuel Taittinger.
Assis à une table, en salopette de travail et un verre de champagne à la main, Volker Scheu marque une pause. Depuis le matin, il a planté 7 000 ceps de vigne. Il prévoit d’en planter encore 8 000 dans la journée. Cet Allemand jovial est aux commandes d’un engin extraordinaire, qui plante les ceps «exactement là où ils doivent l’être», grâce à un système GPS qui, à l’aide de douze satellites, localise l’endroit précis où faire un trou dans le sol. «Le taux de précision est de 8 à 9 millimètres», explique-t-il. Mais alors ? Et les quelque 80 ceps plantés par les visiteurs à la main, un peu plus tôt ce matin ? «Je vais tous les déterrer et les replanter correctement», se marre Volker Scheu. «On ne peut rien faire contre l’ingénierie allemande», ajoute-t-il, hilare. Même la reine d’Angleterre a été séduite : «Il y a trois ans, j’ai planté dans son jardin, au château de Windsor, 6 600 pieds de vigne, regardez-moi, je suis le planteur de la reine !» D’ailleurs, si la Queen lit ces lignes, il attend toujours son invitation à une garden-party royale.
Le Domaine Evremond sera d’abord destiné à la vente britannique. Mais le vin pétillant anglais s’exporte déjà vers les Etats-Unis ou le Danemark. «On verra plus tard, on n’en est pas là. On ne sait pas si on va faire du profit, certainement pas de mon vivant, rit Pierre-Emmanuel Taittinger. Mais si on avait voulu faire un bénéfice rapide, on aurait choisi une autre aventure.» La construction d’un centre de visite, avec dégustations sur place, est en projet, histoire d’attirer les touristes.
Aventure
La famille Taittinger n’en est pas à sa première incursion hors des terres de Champagne. Claude Taittinger, oncle de Pierre-Emmanuel, a lancé en 1987 une opération similaire en Californie, avec la création du Domaine Carneros. Le succès de ce vin pétillant a dépassé toutes les espérances. Aujourd’hui, 85 % de la production est vendue lors des visites au domaine. Les Taittinger, qui détiennent 55 % des parts du Domaine Evremond, se sont lancés dans l’aventure juste avant le vote des Britanniques en faveur d’une sortie de l’UE. Mais Pierre-Emmanuel balaie ce détail d’un grand geste du bras. «Nous fabriquons un symbole, un mythe, appréciez-le pour son nom, pas pour son pays ou sa nationalité, nous sommes des artistes, nous voulons être jugés pour nos bulles !» Il s’envole, toujours plus lyrique : «Le Brexit, le Frexit, ça n’existe pas dans nos cœurs, le nationalisme n’a rien à voir avec le vin. Nous célébrons du bonheur et avec cela, nous abattons les frontières.»
La fête est finie, Volker Scheu repart sur sa machine magique, il lui reste 8 000 ceps à planter avant le coucher de soleil, qu’il ne verra probablement pas sous le rideau de pluie. On marche sur les sentiers détrempés, la boue colle aux semelles. On pense à Arthur Rimbaud et à son poème Roman : «On se laisse griser. La sève est du champagne et vous monte à la tête… On divague.» Dans le Kent.