Bulle de bonheur : Pierre - Emmanuel Taittinger.
Du groupe Taittinger vendu aux Américains en 2005, il a racheté le champagne éponyme. Lui, ce rêveur nul à l’école, cet amoureux des mots, des femmes et de la fête a défié les ténors de la finance mondiale en rapatriant le bien familial et en en prenant la tête. Pour la gloire du père et l’amour de sa mère
Peut-être était-ce pour plaire à son artiste de mère qui adorait les cancres que Pierre-Emmanuel Taittinger ne faisait rien à l’école. Toujours est-il qu’ i l voi t aujourd’hui dans les zéros qu’il amassait, au grand désespoir de son père nommé ministre par Georges Pompidou, une prédestination à travailler dans les bulles. Au nom des siens et du patrimoine «qui est là pour être transmis sans être dépensé», l’homme a ramené en 2006 à la famille Taittinger le champagne éponyme. Le nav i re bat aujourd’hui pavillon familial; a repris sa vitesse de croisière et regagné la haute mer de la notoriété. Partenaire d’événements prestigieux, Taittinger, c’est le Montreux Jazz Festival, mais aussi la Coupe du monde de football et surtout l’Opéra de Paris.
A l’assemblée venue déguster le millésime 2006 du Comtes de Champagne au Beau-Rivage de Lausanne, Pierre-Emmanuel Taittinger lève sa coupe. «Chers amis, ce soir, je vous invite à pratiquer l’amour courtois.» Parce que l’on ne peut pas faire l’amour partout et à tout le monde, il est nécessaire, estime-t-il, d’apprendre à exercer l’amour courtois. Caresser sa voisine du regard, séduire son voisin par des formules malicieusement décentes, voilà comment s’accomplit la pratique. Pour le Champenois, ce qui fait la force du produit au-delà du vin, c’est son symbole. Avec 30 euros, chacun peut se procurer une bouteille et se sentir milliardaire. Alors, «on prend le temps du plaisir et le temps du désir», et l’on croirait entendre Brel.
A 62 ans, Pierre-Emmanuel Taittinger «règle la voilure humaine» de sa société, rachetée 590 millions à coups d’emprunts au Crédit agricole, de soutien local des vignerons et des syndicats. Seul vestige de l’empire familial qui comprenait l’Hôtel du Louvre, le Crillon et le Lutetia à Paris, le Martinez à Cannes, le cristallier Baccarat et beaucoup d’autres noms qui font scintiller les yeux. Deux de ses enfants gèrent l’entreprise à ses côtés. Vitalie, du prénom de la mère et de la sœur d’Arthur Rimbaud. Et Clovis, ainsi nommé pour trois raisons. Le premier roi chrétien converti par sa femme, Clovis Trouille, ce peintre surréaliste licencieux et puis «parce qu’il y a toujours eu un idiot du village qui s’appelait Clovis».
A Reims, son bureau se trouve au-dessus d’un monastère. «Les types les plus drôles que j’aie jamais rencontrés. Ça rend joyeux de vivre avec Dieu!» L’homme, croyant, aurait aimé être moine lui aussi, s’il s’était senti appelé. Il aurait eu le sentiment d’une vie accomplie. Comme celui qui incarne pour lui le héros absolu, son oncle Michel Taittinger, l’un des premiers résistants, mort pour la France en 1940 à l’âge de 20 ans. C’est lui qui a guidé Pierre-Emmanuel dans son combat, lorsqu’il parlait aux tombes en 2006 en leur disant: «Il faut m’aider, c’est le rendez-vous de ma vie.»
Pourtant, l’homme n’a en rien l’apparence d’un guerrier, c’est un exalté. «Lorsque l’on fabrique du champagne, on a une mission de bonheur.» Les cheveux fous, le regard espiègle, il respire le luxe du bourgeois désinvolte, et inspire ce que le petit jour est à la fête. Il évoque les maîtresses de Louis XIV, premières amatrices de champagne parce que le roi leur faisait mieux l’amour après avoir partagé une coupe. Il parle du lien inextricable qui unit le sexe et la liqueur. «Plus je vieillis, plus je trouve sensuel de boire un verre de champagne. Une gorgée et c’est un effluve qui vous monte à l’âme.» Il dit que le sexe est au cœur de tout et qu’il est trop étouffé dans notre société. «Il faut bien que le corps exulte,» Brel toujours. Grand lecteur, Pierre-Emmanuel Taittinger a affiné ses goûts au fil des années. Il lit et écrit de la poésie, toujours. «Le désir est une arme que l’on pose comme un outil du temps avant de s’endormir,» signé de lui, mes excuses. Mais il a resserré son style littéraire et se retrouve dans le camp des naturalistes. Simenon et Maupassant. Le cru, le brut, ça résonne.
Son premier souvenir à bulles a le parfum des jours insoucieux de l’internat. Ses copains venaient aussi de familles champenoises, chacun à tour de rôle chipait une bouteille à la cave pour la siffler dans l’obscurité du dortoir. «Lorsque d’autres sont frères de lait ou frères de sang, nous étions frères de champagne.» A 20 ans, il entre dans le domaine par destin, presque par devoir. «Je le vois aujourd’hui comme une mission, mais je serais devenu voyou si j’avais été fils de voyou.» Une mission de bonheur. Ses parents habitent Epalinges, au-dessus de Lausanne. Sa mère, la peintre Corinne Deville, qui avait passé sa vie à subir la carrière politique de son mari ministre, député et maire de Reims durant dix-huit ans, a un jour déclaré qu’elle allait habiter le pays qui l’avait toujours fasciné. «Suis-moi si tu veux, je pars m’installer en Suisse.» Elle n’a jamais remis les pieds sur le sol français, pas même pour le mariage de ses petits-enfants. Son père, Jean Taittinger, y a vécu toute sa retraite et y est aujourd’hui enterré.
La vie passe vite, répète Pierre-Emmanuel Taittinger comme un mantra. Il s’intéresse aux gens, place l’amitié au-dessus de tout. Epicurien, il consomme en moyenne une bouteille Taittinger par jour. Il aime infiniment, admire les femmes et les hommes qui placent haut le bonheur, la liberté dans leur vie. Il ne donne pas de conseil. Sauf peut-être un: «Le champagne ne se consomme pas seul. Comme les suites d’hôtel d’ailleurs, ça se partage.»
«Quand on fabrique du champagne, on a une mission de bonheur»
PROFIL
6 mai 1953 Naissance à Reims.
1976 Commence à travailler dans la maison de champagne à Reims.
2005 Vente de l’empire Taittinger au groupe américain Starwood.
2006 Rachat du champagne Taittinger par Pierre-Emmanuel.