Taittinger, sous le signe des héros.

En rachetant le champagne Taittinger pour le ramener dans le giron familial, Pierre-Emmanuel Taittinger a mené un combat de haute lutte, à l'image de ses icônes personnelles

Certains combats prennent racine dans les interstices intimes d'une histoire familiale. Et apparaissent sous l'augure du fantôme d'un résistant, mort de n'avoir pu sauver sa patrie. Celui de Pierre-Emmanuel Taittinger, 61 ans, a pour ressort le destin tragique de Michel, son oncle, mort à 20  ans, le 15  juin  1940, en défendant, près de Troyes, le pont de Saint-Parres-aux-Tertres, sur la Seine. Un point de passage stratégique pour l'armée allemande. Face aux blindés, dominant la plaine, à cheval, comme un général d'Empire, le jeune polytechnicien s'engage, corps et âme, avec ses hommes vers une mort imminente. Paris est tombé la veille entre les mains de l'ennemi. Mais dans un sursaut d'honneur et de résistance, Michel veut combattre, résister à l'ennemi. Le jeune officier tombera sous le feu allemand.

Un épisode tragique pour la famille Taittinger qui marquera aussi bien Pierre-Emmanuel que son père, Jean, ancien ministre de Georges Pompidou et visionnaire maire de Reims. " Michel et Jean m'ont apporté leur vision politique et leur sens de la résistance ", raconte aujourd'hui le patron de la maison de champagne, installé dans les salons huppés du Cercle interallié, dont le parc jouxte celui de l'Elysée. " Mon oncle en a été le président et comme je refuse d'habiter Paris, comme les autres patrons de maison de champagne, c'est ici que je donne mes rendez-vous. Je suis de Reims et j'y vis ", lance-t-il, un brin vachard.

Cette ville de Reims qu'il aime tant est un peu celle de son père. Reconstruite, modernisée par le passage de l'autoroute A4, et ses HLM en son centre. " A l'époque de la création des villes nouvelles, mon père a refusé qu'une cité soit construite à l'extérieur de la ville. Il s'est battu pour que les habitants soient logés au cœur de Reims, près de la cathédrale, pour qu'il y ait une mixité sociale ", se souvient-il. Lui-même conserve un attachement viscéral à cette ville dont il reste l'un des principaux promoteurs. N'hésitant pas à mettre la main à la poche pour restaurer les vitraux de la cathédrale ou intercédant, en  1990, auprès de Jack Lang, alors ministre de la culture, pour sauver les halles du Boulingrin, promises à la démolition, l'un des plus beaux édifices en béton armé de l'Hexagone.

Avec son allure d'éternel adolescent, difficile d'imaginer l'héritier de la dynastie Taittinger faisant son service militaire dans les commandos de marine. " Tout jeune, je rêvais de la Légion étrangère ! " Un goût du combat, de l'aventure, de quête impossible. Le fantôme de Michel plane-t-il déjà au-dessus de sa tête ? Et ce père, à la carrière politique exceptionnelle, dans le sillage de Pompidou et de De Gaulle ? " Il a préparé et signé les trois derniers budgets équilibrés de la France lorsqu'il était secrétaire d'Etat au budget entre 1971 et 1974 ", rappelle-t-il, avec admiration. Ce père qui quittera la vie politique en  1977 pour se consacrer pleinement aux affaires familiales. Après avoir été grand commis de l'Etat, il devient le PDG de la Société du Louvre qu'il va largement développer. L'ensemble regroupe aussi bien des palaces comme le Crillon, le Lutetia, le Martinez à Cannes, que les chaînes Kyriad, Campanile et Première Classe, la cristallerie Baccarat, les parfums Annick Goutal et les entreprises de chauffage ELM Leblanc et Deville. La famille Taittinger est alors à la tête d'un empire qui va rayonner jusqu'au milieu des années 2000.

S'il commence sa carrière dans la maison de champagne dès 1976, dans le sillage de son père, Pierre-Emmanuel embrasse l'éphémère carrière de conseiller général de la Marne, à la même époque. Mais ce " fils de " n'a pas le sentiment d'être véritablement accepté par la gent politique locale qui voit en lui un héritier. " J'ai préféré me consacrer au champagne ", résume-t-il. En gardant un certain intérêt pour la chose publique. Il aimerait pouvoir agir plus, peser, être une voix alternative dans le débat politique. Lui qui exècre " ces professionnels de la politique qui n'ont jamais mis les pieds dans une entreprise ", tout autant que ces patrons de multinationale aux salaires indécents. Il aimerait parler au nom des entrepreneurs et des dirigeants d'entreprise de taille intermédiaire. Sauver l'industrie de qualité française. Un autre combat.

Si les portes du monde politique se referment après un mandat de sept ans, son goût de l'aventure reprend vite le dessus. Son oncle Claude, qui dirige Taittinger, lui propose, au début des années 1980, de partir en Afrique de l'Ouest vendre son champagne. Le jeune Pierre-Emmanuel part donc sillonner les capitales, du Sénégal au Gabon. " J'ai tout de suite aimé passionnément cette Afrique que je découvrais et j'en garde un souvenir très fort. "

Son expérience en Afrique lui épaissit le cuir, à l'image de son oncle mort au front et de son père, engagé politiquement en faveur de la reconstruction de Reims. Autant de pièces qui, petit à petit, façonnent la personnalité du jeune Pierre-Emmanuel Taittinger. Au fil des millésimes, il gravit les postes au sein de la maison reimoise, pour en devenir le directeur général adjoint à la fin des années 1990. Cette ascension suit en parallèle l'agrandissement de l'empire entrepreneurial développé par son père et ses oncles.

Mais les dissensions familiales entre les dizaines d'héritiers du vaste groupe familial sont de plus en plus fréquentes. " Une partie de la famille voulait vendre, ce qui est compréhensible car certains n'y travaillaient pas. Et la vente pouvait servir leurs projets personnels ", se rappelle Pierre-Emmanuel Taittinger tout en disant ne conserver aucune rancune vis-à-vis de la famille. " De notre côté, nous refusions de vendre, mais nous avons toujours respecté les vœux de la majorité. " Ce sera finalement la décision prise en  2005. Le fonds d'investissement américain Starwood Capital se porte acquéreur de l'ensemble des activités de la Société du Louvre qui regroupe aussi bien les hôtels, les parfums, le champagne que la cristallerie Baccarat. Mais un élément interpelle Pierre-Emmanuel Taittinger et son père : Starwood Capital ne souhaite pas conserver l'activité viticole (la maison de champagne Taittinger, Bouvet-Ladubay à Saumur et Carneros en Californie) et envisage de la revendre rapidement.

C'est une pépite rarissime qui excite les convoitises. Le champagne Taittinger est l'un des plus connus au monde, notamment aux Etats-Unis ; il produit près de 6 millions de bouteilles, dispose d'un patrimoine viticole de près de 300 hectares, de crayères historiques au cœur de Reims et d'un formidable outil de production. Douze investisseurs vont faire une offre ferme, dont huit pour la seule maison de champagne. Dans cet aréopage, on retrouve l'indien United Breweries, qui va finalement racheter le domaine viticole Bouvet-Ladubay. L'ensemble est alors estimé 660 millions d'euros. Une somme qui n'effraie pas Pierre-Emmanuel Taittinger, qui tente le tout pour le tout pour racheter l'entreprise familiale, avec l'aide de son père.

Dans ce but, il est épaulé par l'un de ses amis, le directeur général du Crédit agricole du Nord-Est, Bernard Mary. Mais au siège national du Crédit agricole, la facture passe mal. Toutefois, la banque n'est pas là pour rester actionnaire majoritaire : l'idée est qu'elle rachète l'entreprise, puis revende la majeure partie de ses parts à la famille Taittinger et à différents actionnaires amis. " Nous avons créé un pacte d'actionnaires et aujourd'hui la banque possède moins de 20  % de l'entreprise ", précise Pierre-Emmanuel Taittinger.

Il n'en demeure pas moins que chaque futur acquéreur aiguise ses couteaux pour emporter ce beau gâteau. Chacun pense avoir ses chances. Mais pour Pierre-Emmanuel Taittinger, le rachat de l'entreprise familiale prend des allures de combat personnel. C'est la bataille de sa vie, comme pour Michel en juin  1940. C'est surtout le moyen de s'affirmer, de s'inscrire dans la lignée de ces hérauts. Pour réussir, au-delà de l'accord tacite avec Bernard Mary, il utilise le tissu local. Dans le vignoble champenois, personne n'est indifférent au fait que ce soit un membre de la famille, reimois de cœur, qui puisse reprendre l'entreprise.

Le Conseil interprofessionnel des vins de Champagne (CIVC) soutient le projet, de même que les vignerons qui vendent leurs raisins à Taittinger, ainsi que la chambre de commerce. De surcroît, un autre acteur va peser dans le choix : la CGT. Le syndicat est le puissant représentant des personnels des maisons de champagne. Or, chez Taittinger, la politique sociale de la maison a toujours eu les bonnes grâces du syndicat. " La CGT a été très attentive car, chez nous, une partie des profits est reversée de manière équitable à tout le personnel. Tout le monde touche la même chose en fin d'année ", précise Pierre-Emmanuel Taittinger.

Deux mois après la mise en vente de l'entreprise, Starwood Capital prend finalement sa décision fin juillet  2006 et choisit la solution proposée par le Crédit agricole et Pierre-Emmanuel Taittinger. Le champagne retournera dans le giron familial. " Cela a été une grande fierté pour mon père ", s'émeut-il. Ironie de l'histoire, Starwood Capital a annoncé, le 3  octobre, son souhait de revendre tous les actifs que le groupe américain possède encore de feu la Société du Louvre. Ne reste que Baccarat. " C'est un savoir-faire unique au monde dans la cristallerie qui risque de disparaître, comme beaucoup de secteurs industriels en France ", s'inquiète Pierre-Emmanuel Taittinger. Serait-ce sa prochaine bataille ?

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