Retour à la maison.

Le Crédit agricole du Nord-Est possède désormais 100% des champagnes Taittinger. Mais il s'est engagé à céder ses parts aux membres de la famille. Pierre-Emmanuel Taittinger bat le rappel.

«C

'était un devoir sacré de reprendre les champagnes Taittinger. Je suis heureux d'y être arrivé. » Samedi 3 juin, Pierre-Emmanuel Taittinger, 52 ans, directeur général délégué des champagnes du même nom, savoure déjà... sa victoire à la terrasse d'un café parisien. Au terme d'une compétition acharnée, son allié, le Crédit agricole du Nord-Est, vient de racheter au fonds d'investissement américain Starwood Capital 100 % de Taittinger CCVC. Cette société détient, bien sûr, la prestigieuse maison de champagne, avec ses 280 hectares de vignobles, mais aussi des propriétés séculaires (le château de la Marquetterie, à Pierry, la demeure des comtes de Champagne, à Reims) et une « extension américaine », avec le domaine Carneros, dynamique producteur de vin pétillant californien.

Pierre-Emmanuel, le fils de Jean Taittinger, ex-garde des Sceaux et ancien maire de Reims, boirait bien volontiers son chocolat. Mais son portable sonne sans arrêt. Beaucoup d'« amis » veulent le féliciter. « C'est Schmello, mon prof de ski, lâche, visiblement ému, ce passionné de montagne, qui passe toutes ses vacances à Chamonix, où il a connu Claire, sa femme. Mon guide est heureux que le champagne Taittinger revienne dans la famille. » En effet, si le Crédit agricole signe un chèque de 590 millions d'euros à l'américain Starwood Capital, la banque verte fait, comme disent les spécialistes, du portage.

Comme convenu avec Bernard Mary, le directeur général du Crédit agricole du Nord-Est, Pierre-Emmanuel Taittinger va constituer ces prochains jours un nouveau tour de table (voir tableau). Avec son père Jean, ses deux soeurs Anne-Claire et Victoire, ses deux frères Franz et Vladimir, il compte rassembler un nouvel actionnariat familial. « Tous mes cousins, cousines, oncles et tantes seront les bienvenus. Ils ont reçu une lettre du Crédit agricole du Nord-Est en ce sens. Chacun pourra choisir de redevenir ou non actionnaire des champagnes qui portent notre nom ! » poursuit-il. « Et il n'est pas exclu que beaucoup d'entre nous reprennent un petit ticket », ajoute, confiante, sa cousine Brigitte Taittinger, chargée des très prospères parfums Annick Goutal. Quand ce processus sera terminé, le Crédit agricole du Nord-Est ne possédera plus qu'une participation minoritaire.

Oublié, alors, le psychodrame de la vente du groupe Taittinger en 2005 à l'américain Starwood ? Fini, les rancoeurs du passé ? Après la cession de leur empire pour 2,6 milliards d'euros, la dynastie Taittinger (qui a empoché plus de 400 millions d'euros) serait-elle sur le point d'écrire un nouveau chapitre à son histoire ? Cette fois, plus heureux et pacifique. C'est toute l'ambition de Pierre-Emmanuel Taittinger « J'espère que je pourrai faire honneur à mon grand-père Pierre Taittinger, dont j'ai au moins le même solide appétit », s'amuse ce farouche admirateur de l'alpiniste Gaston Rébuffat.

Pourtant, le clan revient de loin. Décembre 2004 : chez les Taittinger, dont le groupe possède quelques fleurons français - l'hôtel de Crillon, place de la Concorde, à Paris, le Martinez à Cannes, mais aussi la maison de luxe Baccarat -, c'est Dallas ou presque ! Rien ne va plus entre les cousins de la troisième génération.

L'ambiance est si tendue que l'avocat de la famille, Jean-François Prat, ne voit pas d'autre solution que la vente pure et simple ! Depuis des mois, Anne-Claire Taittinger, la soeur de Pierre-Emmanuel, laquelle, depuis 1997, a cumulé toutes les présidences dans le groupe, est à couteaux tirés avec Gilles Samyn, le représentant du milliardaire Albert Frère, qui s'est invité au capital en 2002. L'habile financier belge met l'héritière, urbaniste de formation et plutôt intello, sous constante pression. Il l'a obligée à serrer les boulons et contrainte à débarquer du groupe son cousin Patrice de Margerie, président du groupe des hôtels de luxe Concorde, et même son propre frère Franz Taittinger, patron de la branche des hôtels économiques Envergure. Pour cicatriser les plaies, une partie des Taittinger, qui doit payer l'ISF et se plaint de la rentabilité insuffisante du conglomérat, songe à faire venir un manager de l'extérieur. Le nom même de Christophe de Margerie, l'un des enfants de Colette, une soeur de Claude, le PDG des champagnes, est évoqué. Le directeur de la production et de l'exploration de Total, réputé proche d'Albert Frère, décline toutefois. Se sait-il déjà promis à la présidence de Total ?

Fin mai 2005, la vente paraît inévitable. « Nous avons alors essayé de monter une offre avec le fonds Eurazeo et le Crédit agricole du Nord-Est pour racheter tout le groupe Taittinger », rappelle Pierre-Emmanuel Taittinger. Mais Starwood l'a finalement emporté de peu.

Au nom du patriotisme.

L'américain, qui a racheté le groupe français pour ses actifs hôteliers, fait immédiatement savoir qu'il ne gardera pas les champagnes. Dès lors, Pierre-Emmanuel n'a qu'une obsession, les racheter. La maison de Reims (4,5 millions de bouteilles l'an dernier) est un peu la sienne. Il y est entré en 1976. Simple représentant au départ, il a gravi tous les échelons pour devenir directeur général délégué en 2003, sous le regard bienveillant de son oncle Claude. Pour ne pas interrompre l'aventure, il a pris son bâton de pèlerin. Et convaincu Bernard Mary de faire une nouvelle offre. « Ça n'a pas été facile. Nous avions en face de redoutables compétiteurs. A commencer par Albert Frère », avoue-t-il. Pour contrer les velléités de retour du milliardaire belge, les proches de Pierre-Emmanuel Taittinger mobilisent tous leurs réseaux : politiques, économiques, syndicaux. Même Jean, le père de Pierre-Emmanuel, qui, depuis 1997, s'est retiré avec sa femme, Caroline, dans un petit village de montagne en Suisse, revient à Reims épauler les siens.

Septembre 2005 : info ou intox ? La rumeur court qu'au nom du patriotisme économique Albert Frère serait indésirable aux yeux de l'Elysée. La présidence dément. Mais, en avril, le baron jette l'éponge. Le 31 mai, Starwood Capital retient finalement l'offre du Crédit agricole. Barry Sternlicht, PDG de Starwood Capital, n'est pas insensible au fait que les vignerons et les syndicats (dont la Cgt) privilégient l'offre des Taittinger.

Si tout se passe comme prévu, Pierre-Emmanuel devrait donc succéder à la tête des champagnes Taittinger à son oncle Claude, qui avait prévu de partir à la retraite cette année. « Je vais m'endetter pour trente ans », assure le nouveau chef de file, mais « ce n'est pas l'argent qui m'a motivé. Plutôt la fierté de faire revenir les champagnes Taittinger sous pavillon français », plaide Pierre-Emmanuel. A Reims, les salariés, encore sous le choc d'une année folle, veulent y croire aussi

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Pierre-Emmanuel Taittinger - Amateur de brut, en art aussi.

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Le rachat de Taittinger au coeur d'un CE mardi - syndicat.